Le Parti de Gauche est actuellement engagé dans deux grandes campagnes. D’une part une campagne offensive pour la Sixième République, passant entre autres par la demande de convocation d’une assemblée constituante. D’autre part une campagne plutôt défensive contre la réforme territoriale du gouvernement Valls, dont j’ai déjà parlé. Ces campagnes, nécessaires, peuvent être davantage articulées.

Quel meilleur moyen de contrer l’entreprise de démolition politique opérée par le gouvernement Valls que de tenter d’insuffler un espace politique véritable dans les échelons que Valls se propose d’utiliser comme instruments technocratiques de mise en concurrence ? L’existence d’un pouvoir réglementaire des régions dans le projet Valls est un grave danger pour la République, parce que les régions, telles qu’elles se pratiquent actuellement et telles que ce projet entend les renforcer, ne sont pas des instruments permettant au peuple de défendre ses droits et de faire progresser la République sociale.

Cette incapacité est-elle consubstantielle aux échelons locaux ? La souveraineté populaire doit-elle nécessairement s’exercer à un seul niveau afin de permettre la sauvegarde des droits fondamentaux du peuple ? Voyons ce qu’il en est au travers de l’exemple du droit de vote des femmes dans le canton suisse d’Appenzell-Rhodes-Intérieures.

Du droit de vote des femmes en Suisse

La Suisse est un pays fédéral où chaque canton a des compétences très vastes. Notamment, chaque canton dispose de sa propre législation électorale, le droit fédéral réglant l’élection des organes fédéraux. De plus, ces cantons, en tout cas ceux qui ne sont pas trop étendus, pratiquent une forme très directe de démocratie : les citoyens forment directement une sorte d’assemblée citoyenne, la Landsgemeinde, pour débattre et prendre les décisions. Comme dans de nombreux pays, cette démocratie s’est longtemps pratiquée entre hommes : les femmes suisses n’obtinrent le droit de vote au niveau fédéral qu’en 1971, suite au référendum fédéral (masculin) du 7 février 1971 portant modification de l’article 74 de la constitution fédérale (dispositions transférées à l’article 136 dans la constitution de 1999). Au cours d’un précédent référendum fédéral en 1959, les hommes suisses avaient refusé ce droit, à 66%.

Au niveau cantonal, le droit de vote des femmes est décidé entre 1959 (canton de Wadt) et 1990. Ainsi, dans certains cantons, après 1971, les femmes avaient le droit de participer à la politique fédérale mais non locale. C’est notamment le cas du canton d’Appenzell-Rhodes-Intérieures, canton de 15 000 habitants environ et d’une superficie de 173 kilomètres carrés, et ce jusqu’en 1990. Ce cas est riche d’enseignements car les femmes n’ont pas conquis le droit de vote suite à un vote l’Assemblée citoyenne du canton mais par une décision du tribunal constitutionnel fédéral. Il faut remarquer que lors du référendum fédéral de 1971, alors que 65,7 % des Suisses approuvent le droit de suffrage féminin, ils sont moins de 30 % dans le canton d’Appenzell-Rhodes-Intérieures.

Je vais détailler cette histoire à partir de ce qu’en dit l’encyclopédie Wikipédia et surtout l’arrêt lui-même. Je demande par avance l’indulgence de mes lecteurs car il s’agit là non seulement de droit constitutionnel, mais de droit constitutionnel suisse et de plus en allemand (je n’ai trouvé en français qu’un court résumé).

Organisation politique du canton d’Appenzell-Rhodes-Intérieures

Je me base ici sur la Constitution du canton dans sa version de 2013, mais les dispositions que je vais citer étaient dans les grandes lignes déjà en vigueur en 1990. Le canton est divisé en districts ; je ne traiterai pas de leurs organes. Je ne détaillerai pas non plus le pouvoir judiciaire (il n’existe pas d’organe comme un Conseil constitutionnel ou un Conseil d’État).

L’article 1 de la constitution cantonale prévoit que la souveraineté appartient au peuple qui l’exerce assemblé en une Landsgemeinde, qui approuve et abroge toute loi. L’article 17 rend obligatoire pour tout citoyen la participation à la Landsgemeinde. L’article 7 bis dispose que chaque citoyen peut proposer la révision d’un article de la Constitution.

La Landsgemeinde est l’organe suprême du canton (art. 19), son législateur et son corps électoral (art. 20). Elle se réunit ordinairement une fois par an (art. 19) et élit chaque année (art. 20) les 7 membres de la Commission permanente, dont le Président du canton, ainsi que les 13 membres du Tribunal cantonal. La Landsgemeinde se réunit aussi chaque fois que le Grand conseil la convoque en session extraordinaire (art. 19), mais elle ne délibère alors valablement que sur les points à l’ordre du jour (art. 21).

Le pouvoir administratif cantonal est exercé par un Grand conseil de 50 membres élus par les citoyens dans chaque district, et au sein duquel les 7 membres de la Commission permanente de la Landsgemeinde ont voix consultative et droit d’amendement (art. 25). Il se réunit au moins 5 fois par an (art. 23). Il assure l’exécution des lois par ses décrets (art. 27) et son contrôle de l’administration cantonale (art. 29). Il est aussi une sorte de parlement préparant la Landsgemeinde : il en détermine le règlement intérieur et lui soumet des projets de loi ; les initiatives citoyennes lui sont adressées (art. 26). Le Grand conseil tient aussi les comptes du canton (art. 29), mais toute dépense supérieure à un million de francs suisses (environ 830 000 euros) doit être approuvée par la Landsgemeinde (art. 7 ter).

Mais le véritable organe exécutif est la Commission permanente (art. 30), qui traite de toutes les affaires de gouvernement qui ne sont pas expressément attribuées à un autre organe. On ne peut être membre de la Commission permanente et du Grand conseil ou d’un tribunal ou d’un organe de district (art. 30). Le Président du canton (Landammann) la convoque et la préside, et préside aussi la Landsgemeinde (art. 32). Il ne peut exercer plus de deux mandats consécutifs (art. 20), soit 2 ans en tout.

Bref, un modèle pour la Sixième République ?

La conquête judiciaire du droit de vote des femmes en A-RI

Le droit de vote et de participation à la Landsgemeinde est régi par l’article 16 de la constitution cantonale. Dans sa rédaction en vigueur en 1990, il disposait que jouissent du droit de vote à la Landsgemeinde ainsi que dans les assemblées locales les « gens du pays » (Landleute) et les Suisses (Schweizer) habitant dans le canton et âgés de 20 ans révolus.

En 1990, les femmes suisses ont le droit de vote au plan fédéral (depuis 1971) et au plan cantonal dans tous les autres cantons : le canton voisin d’Appenzell-Rhodes-Extérieures l’a accordé en 1989 par un vote de sa Landsgemeinde (alors masculine) ; tous les autres cantons l’avaient fait entre 1959 et 1972. Pourtant, en Appenzell-Rhodes-Intérieures, les mots Landleute et Schweizer sont toujours compris comme désignant seulement les hommes.

Le 5 avril 1989, Theresa Rohner demande à la Commission permanente de reconnaitre son droit de participer à la Landsgemeinde suivante, prévue le 30 avril 1989. Le 18 avril, la Commission permanente refuse, se considérant liée par l’interprétation en vigueur de l’article 16 de la constitution cantonale. Mais la Commission permanente et le Grand conseil proposent de soumettre à la Landsgemeinde ordinaire de 1990 une modification cet article pour autoriser le droit de vote des femmes. C’est pourquoi le Tribunal constitutionnel fédéral, que Theresa Rohner a saisi le 22 mai 1989, sursoit à statuer jusqu’à cette Landsgemeinde. Le 29 avril 1990, la Landsgemeinde rejette la proposition par 60 % des suffrages exprimés.

Les 20 et 29 mai 1990, deux plaintes sont déposées au Tribunal constitutionnel fédéral suisse aux fins d’annuler cette décision de la Landsgemeinde et d’enjoindre le canton de modifier l’article 16 de sa constitution. La première plainte émane de 49 hommes, membres de la Landsgemeinde, la seconde émane de 53 femmes, qui demandent à en faire partie. Le Tribunal constitutionnel fédéral sursoit à statuer dans un premier temps car une nouvelle initiative tendant à accorder le droit de vote des femmes a été déposée dans le canton. Le 24 octobre 1990, la Commission permanente du canton fait savoir au Tribunal que le Grand conseil refuse d’organiser une Landsgemeinde extraordinaire. La nouvelle proposition serait alors mise en discussion à la Landsgemeinde ordinaire d’avril 1991. Mais la Commission permanente indique au Tribunal qu’il serait souhaitable que sa décision sur la question intervienne dès que possible. Le Tribunal, qui a joint les trois plaintes, y répond donc dans un arrêt du 27 novembre 1990.

Ces trois plaintes ne s’appuient pas sur l’article 74 de la constitution fédérale, modifié en 1971, car si celui-ci accorde le droit de vote aux femmes dans les matières fédérales, il précise aussi que s’agissant des matières cantonales, c’est le droit des cantons qui prime. Les plaintes s’appuient sur l’article 4, modifié le 14 juin 1981, qui consacre l’égalité des hommes et des femmes. Mais avant d’aller au fond, le Tribunal vérifie la recevabilité des plaintes : chaque plaignant doit être personnellement fondé à agir et sa plainte doit être susceptible de produire des effets. Sur ce deuxième critère, la plainte de Theresa Rohner est écartée (considérant 2) car sa demande, l’annulation du refus de la convoquer à la Landsgemeinde de 1989, ne peut plus aboutir, et qu’elle ne demande pas l’annulation des délibérations de cette Landsgemeinde qui s’est tenue sans elle. La plainte des 53 femmes est accueillie (considérant 3a) : bien que ce type de plainte (Stimmrechtsbeschwerde) ne soit normalement ouvert qu’aux personnes ayant la capacité électorale, le Tribunal admet la possibilité pour qui se voit refuser cette capacité de contester cet état de fait. Concernant la recevabilité de la plainte des 49 hommes, le Tribunal commence par constater qu’ils ne sont pas personnellement privés d’un droit. Mais ces plaignants font valoir que le droit de vote n’est pas seulement un droit individuel mais aussi une fonction collective de la Landsgemeinde en tant qu’institution et du Peuple en tant qu’organe constitutionnel, et que celui-ci, privé des femmes, ne peut pas fonctionner correctement. Le droit de vote de tous ses membres est ainsi lésé, y compris celui des 49 plaignants. Le Tribunal accueille leur plainte sur cette base (considérant 3b).

Pour étudier les plaintes au fond, le Tribunal doit interpréter la constitution et le droit du canton. Il se base pour cela sur l’interprétation de l’organe suprême, soit dans le cas d’Appenzell-Rhodes-Intérieures, la Landsgemeinde elle-même. Après avoir constaté (considérant 4) que si l’article 16 de la constitution cantonale, modifié pour la dernière fois en 1979, a été validé la même année au plan fédéral, cette validation (garantie) n’a pas porté sur sa conformité à l’article 4 de la constitution fédérale, qui a été modifié en 1981, le Tribunal se déclare fondé à procéder maintenant à cette vérification. Il doit d’abord régler le conflit apparent entre l’article 74 de 1971 qui laisse aux cantons la liberté de régler leur droit électoral et l’article 4 de 1981 qui proclame l’égalité entre hommes et femmes (considérant 5) ; il le fait en décidant que si l’article 74 traite de l’organisation de l’État fédéral, l’article 4 pose un droit fondamental à la non-discrimination qui vaut aussi bien pour l’État fédéral que pour les cantons (considérant 6). Enfin, le Tribunal considère que dans les débats préalables à la modification de l’article 4 en 1981, il n’a jamais été évoqué que l’égalité entre hommes et femmes ne devrait pas s’appliquer au plan politique (considérant 7) et que l’article 4 prend donc le pas sur l’article 74. Les cantons disposent toujours, en vertu de l’article 74, de marges de manœuvre sur l’âge ou le droit de vote des étrangers (considérant 9a), mais plus sur ce point.

Ainsi, l’article 16 de la constitution d’Appenzell-Rhodes-Intérieures, tel qu’interprété en 1990 par les organes du canton et notamment la Landsgemeinde, est contraire au droit fédéral suisse. En refusant la modification proposée par le Grand conseil, la Landsgemeinde, législateur et organe suprême du canton, a violé l’article 4 de la constitution fédérale, auquel elle était tenue (considérant 10a). Cependant, le Tribunal décide de ne pas formellement enjoindre le canton de modifier le texte de sa constitution, mais seulement son interprétation : suite au référendum de 1981 proclamant l’égalité des hommes et des femmes, les termes « Landleute » et « Schweizer » de l’article 16 désignent aussi bien les hommes que les femmes (considérant 10c). Le Tribunal se borne donc à constater que les femmes ont le droit de participer aux organes politiques du canton d’Appenzell-Rhodes-Intérieures.

Le 28 avril 1991, pour la première fois, par décision du Tribunal fédéral et contre l’avis exprimé par l’organe suprême du canton, les femmes participent à la Landsgemeinde. Un an plus tard, le 26 avril 1992, la Landsgemeinde décide de modifier l’article 16 de la constitution cantonale pour indiquer que les citoyennes et les citoyens suisses participent aux assemblées politiques, et abaisse l’âge de participation à 18 ans.

Conclusion

À l’automne 1990, les membres de la Commission permanente et du Grand conseil, par leur refus d’organiser une session extraordinaire de la Landsgemeinde 6 mois après un vote négatif à 60 % et leur demande au Tribunal de ne pas surseoir à statuer encore un an, ont préféré s’en remettre à un organe judiciaire fédéral plutôt qu’à leurs mandants pour faire évoluer le droit cantonal dans le sens plus démocratique dont ils avaient perçu la nécessité. Ont-ils eu tort ? Non. Car c’est malgré tout le Peuple qui a eu le dernier mot : le Peuple suisse, et non celui d’Appenzell-Rhodes-Intérieures. Et bien sûr, c’est par l’action politique que les femmes ont conquis ce droit : rien qu’entre le premier référendum fédéral de 1959 et celui de 1971, des dizaines de motions et d’actions de sensibilisation politique eurent lieu, culminant en 1969 par une marche de 5000 personnes (apparemment, c’était beaucoup à l’époque en Suisse).

Alors, les Suisses devraient-ils jeter leur fédération aux orties, pour assurer que les droits conquis à un endroit le soient partout ? Non : par l’intervention du pouvoir judiciaire sollicité par des personnes lésées, le référendum fédéral de 1981 a eu pour conséquence la modification de droit électoral d’Appenzell-Rhodes-Intérieures. La structure fédérale d’une République ne fait pas obstacle à ce que des droits fondamentaux soient appliqués sur tout le territoire. Ainsi, il n’est pas nécessaire au maintien de l’égalité entre les citoyens et de l’unité et de l’indivisibilité de la République que la souveraineté populaire ne s’exerce qu’à un seul niveau centralisé. Mieux : le caractère fédéral du pays a permis au canton de Wadt d’ouvrir la voie du suffrage féminin en 1959, l’année même où ce droit était refusé au plan fédéral. Et grâce à la structure fédérale du pays qui permet au canton d’Appenzell-Rhodes-Intérieures d’avoir un réel espace politique, il y existe désormais une forme de démocratie impliquant très directement les citoyens, hommes et femmes, ce qui est rendu possible par sa faible superficie et sa faible population, et ne le serait pas à l’échelle de toute la Suisse.